Érudits et Ignorants
Il y avait un seul jour de la semaine qui inquiétait Djeha-Hodja Nasreddin. Durant six jours, il était aussi libre qu'un papillon. Il pouvait bavarder avec ses amis sur la place du marché ou se rendre à dos d'âne au village voisin. Il pouvait travailler dans son vignoble ou aller chasser dans les collines. Il pouvait se rendre au café ou flemmarder au soleil sur sa terrasse. Il n'y avait rien pour le bousculer, pour être à une certaine place ou à un certain moment ni pour faire telle ou telle chose.
Mais le vendredi était différent, beaucoup plus différent. C'est le jour où tous les bons musulmans se rendent à la mosquée. Parce que Djeha-Hodja Nasreddin avait, des années auparavant, suivi l'école coranique, on lui demandait, chaque vendredi, de monter à la chaire de la mosquée et de faire un sermon. Cela lui convenait quand il avait quelque chose à dire, mais il y avait nombre de vendredis où il n'avait pas plus d'idées que son petit âne gris.
C'est une chose que d'échanger des histoires avec ses amis au café, cela en est tout à fait une autre que de parler, du haut de la chaire, à une nombreuse et attentive assistance. Les hommes, accroupis sur leur tapis de prière, le regardaient avec une mine solennelle. Derrière le treillage, les femmes attendaient aussi. Bien sûr, la psalmodie, qui venait avant le sermon, n'était pas difficile pour lui, car tous les
hommes y participaient, s'inclinant jusqu'à toucher le sol avec leur front. Mais le
sermon c'est cela qui était difficile.
Un vendredi, il marchait plus lentement que d'habitude dans les rues pavées d'Ak Shehir et s'arrêta à la porte de mosquée pour y laisser ses chaussures. Il bavarda avec les autres hommes qui prenaient place sur les tapis épais et moelleux. Eux pouvaient s'accroupir sur les tapis, alors que lui devait monter à la chaire surélevée. Peut-être la beauté de la mosquée lui donnerait-elle une idée ? Il leva les yeux vers le plafond, mais aucune pensée ne lui vint. Il observa les mosaïques sur les murs, mais il n'y trouva aucune aide. Il scruta les visages des hommes qui le regardaient fixement. Il entendait les chuchotements et les rires discrets des femmes voilées, assises derrière le balcon grillagé. Il se devait de dire quelque chose.
- Oh, gens d'Ak Shehir ! Savez-vous ce que je vais vous dire ?
- Non ! Répondirent, d'une seule voix, hommes et femmes.
- Vous ne savez pas ? Dit Djeha-Hodja Nasreddin. Vous êtes sûrs de ne pas savoir? Alors à quoi cela sert-il de parler à des gens qui ne savent rien sur un sujet aussi important. Mes mots ne seront d'aucune utilité pour des gens aussi ignorants.
Alors, il descendit de sa chaire et s'en alla. Le vendredi suivant, confronté à la même difficulté, il dit :
- Oh, gens d'Ak Shehir ! Savez-vous ce que je suis sur le point de vous dire ?
- Oui, répondirent d'une seule voix hommes et femmes, se rappelant ce qui était
advenu après leur "non" de la semaine précédente.
- Vous savez ? Dit Djeha-Hodja Nasreddin. Si vous êtes sûrs de savoir ce que je vais dire, je n'ai alors pas besoin de le dire. Pourquoi perdre des paroles précieuses à dire ce que vous savez déjà ?
Alors, il descendit de sa chaire et s'en alla. Le troisième vendredi, le retrouva encore en haut de la chaire, avec la même difficulté d'exprimer quelque chose. Il dit alors :
- Oh, gens d'Ak Shehir ! Savez-vous ce que je suis sur le point de vous dire ?
- "Non", répondirent certains, "Oui" répliquèrent d'autres.
- Certains d'entre vous savent, d'autres ne savent pas ! Dit Djeha-Hodja Nasreddin qui, se frottant les mains, ajouta :
- Que ceux qui savent l'apprennent à ceux qui ne savent pas !