extrait du livre mentalite nomade (Dr omar osman rabeh)
Centre de Recherches d'Histoire Ancienne
Volume 123
ANTHROPOLOGIE SOMALIENNE
Actes du Ile Colloque des Études Somaliennes
(Besançon - 8/11 octobre 1990)
Édités par Mohamed MOHAMED ABOI
Annales Littéraires de l'Université de Besançon, 495
Diffusé par les Belles Lettres, 95 boulevard Raspail - 75006 PARI5 1993
NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
DE LA NATION COMME CONDITION DE SA SURVIE...
Omar Osman RABEH
INTRODUCTION
Notre Nation est aujourd'hui au bord de l'abîme; son existence
même est en jeu. Pour cette raison, toutes les solutions se réduisent à
une seule: la sauver, pendant qu'il en est encore temps ...
Ce danger de disparition nationale n'est pas, à notre sens,
hypothétique mais bien réel et déjà peut-être à l'ordre du jour... bien
qu'ils soient rares, pour ne pas dire inexistants, les esprits qui, dans
notre peuple, envisagent à l'heure actuelle le problème sous cet
angle. Si cela était, nous le verrions dans les pensées et les actes de
ceux qui prétendent aujourd'hui apporter des solutions et qui font
tous, de bonne foi ou non, tout le contraire... D'ailleurs, la question
reste posée de savoir si l'on peut réellement résoudre ces problèmes
sous leur angle habituel, s'ils ne nécessitent pas une autre approche,
laquelle alors situe l'action requise à un autre niveau... Au delà d'un
certain seuil, en effet, les phénomènes changent de nature;c'est ainsi
que, dans son évolution, et à partir d'un certain point, la maladie
cesse d'être la maladie: parce qu'elle entre désormais dans l'état de
mort où elle devient irréversible et échappe à toute prise humaine...
~
L'ILLUSION TRIBALE
Dans l'état de choses actuel, ce qui accapare tout d'abord l'esprit,
ce sont les problèmes politiques, économiques et sociaux de notre
société. Mais, précisément, en raison de leur ampleur et de leur degré
d'acuité, ces problèmes ne sont plus ce qu'ils étaient et ne ressortent
plus aux méthodes auxquelles on a habituellement recours: parce
que, en raison de ce changement subi par le problème lui-même, les
dites solutions ne font qu'alimenter le cercle vicieux et sont par conséquent
illusoires. Ces solutions se rattachent aux explications cou186
Omar Osman RABEH
rantes qui mettent exclusivement l'accent sur des faits qui, s'ils sont
certes réels, ne fournissent nullement à l'esprit ni un éclaircissement
satisfaisant, ni surtout des voies rationnelles à l'action: à savoir la
corruption, le népotisme, le tribalisme, la nature du régime, etc.
Mais c'est là nécessairement une vision partielle (sinon partiale)
fragmentaire et superficielle. Précisément ce qui fait problème,
c'est cette vision elle-même; en effet, la symptomatologie, à
supposer que les signes en soient correctement recensés et observés,
n'est pas la maladie.
LA MÉTHODE
La perception exacte de la réalité d'une chose par l'esprit est
inséparable de l'appréhension de sa vérité. Mais celle-ci ne peut apparaître
complètement que si l'on replace les événements dans leur
perspective historique dans laquelle les divers aspects du phénomène
se ramènent à un petit nombre de principes qui rendent raison de
leur être: à savoir la cohérence et 1'1!!1M du phénomène, sa structure
dynamique et sa durée dans le temps, ses diverses phases et sa~
phologie, etc. Ainsi l'événement, qui n'est pas le résultat d'une génération
spontanée et qui, d'autre part, ne peut rester sans suite, se situe
dans la continuité de la chaîne causale, dont il constitue un maillon,
et occupe à ce titre une place déterminée... Car, il n'est rien d'isolé,
de complètement indépendant dans la nature; par définition, ce qui
est, est par ses relations avec autre que soi; l'être ne comporte pas
d'hiatus, et tout se tient en un tout... Ici interviennent l'intelligence
avec ses démarches ordonnées génératrices de lumière, le savoir indispensable
et l'expérience historique, la méthodologie constitutive
de science, laquelle est elle-même le milieu utérin où a lieu la découverte,
l'éclosion féconde de la vérité, d'où, à son tour, peut sortir tout
un monde grâce à la liberté ainsi éclairée de l'homme. Seulement le
drame, c'est que la mentalité nomade ignore allègrement tout cela ...
N'est-il pas fou celui qui voudrait agir hardiment et à l'aveuglette,
en dehors de la vérité? et à plus forte raison contre elle? Mais ici,
la vérité ne se laisse guère capter, comme la chance à la loterie, en
tournant au hasard la roue des circonstances...
Nécessité d'une Réforme intellectuelle...
LES VÉRITABLES CAUSES
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Pour nous les causes sont de trois ordres:
1°) La Partition qui a pulvérisé le potentiel économique, culturel et
humain de notre Nation.
2°) L'expansion abyssinienne à la faveur du démembrement du territoire
national; et bien sûr les problèmes liés à la lutte qui a été imposée
à notre peuple pour reconquérir l'unité et la souveraineté
nationales.
3°) La mentalité nomade; elle nous parait bien plus importante que
les deux causes précédentes. Disons tout de suite qu'il ne s'agit nullement
d'incriminer la mentalité nomade comme telle. Rien, en effet,
n'est ni bon, ni mauvais en soi dans la nature; mais seulement dans
certaines conditions et relativement à quelque chose de bien déterminé.
Le problème que pose la mentalité nomade est lié à son passage
de la vie pastorale au milieu urbain. Ici a lieu la rupture qui change
quelque chose dans sa nature en déclenchant un développement nouveau
qui l'éloigne de son état originel, sans le rapprocher pour autant
de la nouvelle réalité dans laquelle elle se trouve transplantée.
En raison de sa conception particulière du ~et de l'espace.
du travail et de la liberté de l'organisation et du pouvoir etc., le
"nomade urbain" s'avère impuissant et sans prise sur son nouvel environnement.
De leur côté, la société et l'État, et toute organisation en
général ont du mal à "localiser" le nomade dans l'espace et le temps:
à cause. précisément. de son instabilité. de son éternel mobilité physique
et intellectuelle. et donc également affective. de la fluidité de
son comportement et de tout son être fuyant... C'étaient là des qualités
précieuses dans la brousse, dans la faune et la flore où tout était
mouvant: hommes et bêtes, nature et climat; mais qui, transposées
en milieu sédentaire (par définition stable, organisé et structuré,
devant être à tout moment identique à lui-même dans le changement
et la continuité), se révèle être des handicaps désastreux tant pour la
société que pour l'individu lui-même.
La vérité est que ce nomade urbain est un homme désadapté et
perdu, donc isolé et malheureux, et par conséquent toujours mécontent,
frustré; c'est un rebelle en puissance au regard d'une réalité qui lui
parait d'autant plus tyrannique qu'elle lui est impénétrable: ici
l'homme et son milieu paraissent étrangers l'un à l'autre. dressés l'un
contre l'autre.
188 Omar Osman RABEH
Quand, en fin de compte, la mentalité nomade remet en cause
l'ordre étatique et social; qu'elle ébranle le monde, qu'elle prend
peur, elle ne se retrouve pas tout à fait démunie pouvant à tout
moment se rabattre sur le tribalisme, plus rassurant, toujours à sa
portée; ce terrain bien connu lui fournit le sentiment d'avoir
maintenant le pied ferme face à l'État, lequel, de ce fait, se voit
dérouté à son tour, sinon paralysé, comme si l'ancêtre invoqué du clan
lui jetait un sort à la face! Et, paradoxalement, c'est en ville que le
tribalisme prend une agressivité et une virulence (citadine) peu
ordinaires à la campagne et revêt des formes subtiles et multiples
(lobby tribal, souvent déguisé en parti politique... ). Mais la tribu
(ou, plus exactement le clan) et l'État constituent deux réalités
antithétiques par nature, diamétralement opposées à tous points de
vue. Leur affrontement latent ou ouvert, pacifique ou violent selon les
circonstances historiques, est donc inévitable; nous le désignons par
l'expression: le conflit État/tribu. Celui-doit se poursuivre jusqu'à ce
que l'un des deux termes (le clan, selon l'expérience historique) soit
complètement soumis, et disparaisse, modifié, progressivement
assimilé et incorporé harmonieusement à l'entité nationale.
La mentalité nomade ne peut se reconnaître que dans le cadre
du clan qui constitue son milieu naturel. Mais la vision clanique est
une vision tronquée, stéréotypée, simpliste, appauvrissante et dangereuse
tant pour la vie de la Nation que pour celle du groupe tribal
lui-même. C'est cette manière de voir qui croit à la vertu cardinale
du népotisme comme la panacée à ses problèmes; outre que cette démarche
conduit à l'antinomie dans la mesure où tous les groupes pensent
et agissent de même, elle représentent la négation pure et simple
de tout ce sur quoi se fonde l'ordre social et étatique: à savoir la
connaissance et l'organisation. la justice et l'égalité, la hiérarchie et
l'ordre. l'obéissance et la discipline. l'effort récompensé et le respect
dû aux qualités. aux compétences. la richesse de la différence dans le
multiple et le divers. Il La tendance naturelle du clan est de créer le
désordre et l'anarchie, la paralysie et la mort dans la dissolution de
toutes structures. Contrairement à l'illusion de l'esprit tribal, le clan
ne comporte aucun ordre digne de ce nom et qui lui soit propre; c'est le
degré zéro de l'ordre: l'universelle monotonie du même dans une
unicité intérieurement divisée, formelle à l'extérieur. En fait, il
apparaît quel'ordre que le clan revendique et sur lequel il se fonde
est un ordre qui lui est antérieur, prémuni pour ainsi dire, et qui n'est
que l'ordre naturel tout court: le sexe, l'âge et la généalogie
(autrement dit: le chemin fortuit de la reproduction) ... Il est donc
Nécessité d'une Réforme intellectuelle... 189
par définition, absence totale de tout ordre ou structure conçu et pensé
par l'homme. Pour cette raison, l'esprit tribal est d'emblée refus
potentiel de tout ordre établi ou à créer...
LA REFORMEINTELLECTUELLE ETMORALE
La Nation somalie ne pourrait sans doute survivre longtemps
aux effets conjugués de la Partition et de la mentalité nomade. Tant
que l'une et l'autre perdureront, notre Nation sera toujours en danger.
Ces deux facteurs, d'où découlent les difficultés principales de notre
peuple ne se situent pas cependant au même niveau. La Partition est
pour ainsi dire le péché historique, extérieur et structurel,' infligé au
corps de notre Nation au siècle dernier; elle est datée et bien
définie; elle est apparente car elle touche au territoire et au peuple.
Elle annihile toutes les promesses, tous les espoirs que promet
l'existence d'une entité nationale oeuvrant dans l'unité et la liberté.
Elle consistue un facteur réducteur de nos possibilités.
Compte tenu des caractéristiques nationales de notre peuple, et
du contexte régional et international, venir à bout de la Partition
suppose en premier lieu la compréhension objective des données du
problème; et en second lieu l'utilisation rationnelle, à cette fin, de
toutes les ressources matérielles et morales de la Nation. C'est ici
que la mentalité nomade entre en jeu. Elle fausse en effet la perception
de la réalité, et cela à tous les niveaux: qu'il s'agisse de la vie
quotidienne de l'individu, de la vie collective de la communauté, ou
de l'existence historique de la Nation... Elle constitue, à la source, un
élément de distorsion dans l'appréhension indispensable du réel, de
discontinuité dans l'action et d'instabilité dans le comportement...
Le "nomade urbain" devient ainsi un être "imprévisible", et impuissant.
..
Ce facteur s'oppose au précédent (la Partition) en ce qu'il est:
abstrait, intérieur à chacun de nous, omniprésent et toujours agissant;
il est d'autant plus crucial qu'il n'a pas encore pris conscience de soi".
Nous savons que l'ordre humain superposé à l'ordre naturel, trouve sa
base réelle dans l'esprit de l'homme. Tout ce que, en effet, l'homme
crée autour de lui n'est que la projection objective, extériorisante, des
idées et concepts qu'engendre son intelligence à l'intérieur d'ellemême;
cet ordre humain (social économique, politique et culturel)
s'appuie donc sur un ordre intellectuel et moral antérieur, abstrait et
subjectif dont il n'est que l'émanation et qui, à ce titre, le fonde et le
soutient dans son existence.
190 Omar Osman RABEH
La mentalité nomade est virtuellement la négation de toute
structure ordonnée, définie et durable; le désordre et l'anarchie
qu'elle finit tôt ou tard par substituer à l'ordre étatique et social
constituent les effets d'une tendance latente qui se manifeste dans des
conditions données. Mais qui dit anarchie et désordre dit nécessairement
confusion intellectuelle et morale préalable... Cela nous donne
une idée de l'impact de cette attitude d'esprit dans notre vie nationale
et notre histoire; et combien il est important d'en venir enfin à
elle ...
Le mode de pensée de la mentalité nomade est, par définition,
anti-dialectique, anti-historique, anti-scientifique et anti-techniqy.
e, anti-organisationnelle ; il représente comme telle noeud gordien
de nos problèmes ... La nécessité de la Réforme intellectuelle et morale
signifie donc:
a) que l'on ne peut résoudre la question de la Partition, et par conséquent,
les problèmes préalables qui conditionnent sa mise à terme,
tant que notre activité intellectuelle, entravée et déformée, ne nous
offrira qu'un reflet erroné du réel; et cela en raison de la mentalité
nomade;

que la Nation encourt toujours le risque (aujourd'hui si grand !) de
disparition, tant que les effets néfastes de ce mode de pensée se
cumulent avec ceux, de ce fait aggravés, de la Partition;
c) que la survie de notre Nation est directement proportionnelle au
degré d'évolution de la mentalité nomade; ce qui rend cette tâche
urgente et seule salutaire à long terme...
La Réforme est donc une remise en ordre dans les idées et les
valeurs, les êtres et les choses pour sortir de la confusion régnante et
du chaos: afin d'instaurer un ordre rationnel et durable permettant
à la Nation unie et réunifiée d'assurer pleinement son existence dans
la souveraineté et la liberté après avoir à jamais conjuré les deux
sources structurelles, génératrices des dangers permanents et
mortels ...